Au bout des pistes, le Chinko ! Daniel Henriot nous raconte ici les péripéties d'un safari de chasse ? l'éléphant au dénouement inattendu !
L'expérience du guide et l'enthousiasme du chasseur sont un
mélange subtil qui peut parfois précipiter. Fermons les
yeux, plongeons en Centrafrique, dans la zone de chasse du Chinko,
nous progressons à la recherche de belles pointes ; puisque le
trophée est (malheureusement) l'obsession de tout chasseur qui
part en safari? "... Chaque jour, je gracie sous un prétexte futile des
animaux rejoints après un court pistage. Je, je, je? juge
qu'il est trop tôt, que les défenses ne sont pas assez
belles, dissuade mon client de tirer. Et il suit bravement, le
client, sans perdre son sourire, trébuche sur les racines,
patauge dans les cours d'eau, flagellé par les branches qui
cinglent son visage. Je, je, je? place cette chasse sous le
signe de la fatuité, jusqu'au matin où un sort las de
mes prétentions me piège. Après avoir
esquivé plusieurs rencontres dans un bako, un froissement nous
alerte, une sorte d'éternuement ; dans les rais de
lumière qui filtrent de la ramure, une ombre écarte
nonchalamment les taillis. À trente pas, il n'est plus temps
de tergiverser, de telles défenses ne se trouvent pas deux
fois, qui évoquent celles de l'animal entraperçu avec
le prince dans ces parages. Je cramponne le coude du chasseur qui
m'interroge d'une voix tonitruante "sur le poids des ivoires?"
Ma main à même sa bouche impose le silence, intime de
tirer. De face ? Oui de face, puisque l'animal vient à notre
rencontre, pas à pas, flânant, brisant des branches.
Dans l'urgence, je ne choisis pas l'ordre de bataille ni ne vois les
pisteurs disparaître ; le chasseur, décalé en
arrière sur ma droite, est hors de ma vue puisque
j'épaule à gauche. Pour l'instant, bien campé,
il vise avec application? Ne voit-il pas à quinze pas les
détails du crâne ? C'est pourtant gros une tête
d'éléphant, c'est pourtant proche quinze pas. Tirer ou
être bousculés? j'aurais dû prendre
l'initiative, mon coup de fusil aurait entraîné le
sien. Soudain un coup de feu
éclate? Quand le coup dont je désespérais a rompu la tension
de l'attente, j'ai tout de suite su que j'entrais dans une sinistre
histoire : l'impact a repoussé l'animal d'une flaque de
lumière dans un tunnel d'ombre? J'ai doublé au
jugé, déjà perdant au jeu que j'avais
inventé. Mes certitudes ont vu l'éléphant
basculer, le jaune de son ivoire étirait deux traits sur les
feuilles mortes ; je me suis rué comme un débutant
pendant qu'un porteur criait "attention, patron". Par chance, il n'y
avait d'éléphant ni au sol ni debout, les ivoires
n'étaient que des troncs écorcés. En transe,
j'ai chargé parmi les branches qui tentaient de me ralentir et
me badigeonnaient du sang de la victime, j'ai sauté,
enjambé, couru à la limite de mon souffle, en
état second, cependant attentif au danger qui pouvait soudain
se dresser au-dessus de moi. Le c?ur entre les dents, j'ai
atteint l'orée d'une clairière de paille que, dernier
et tardif sursaut de prudence, j'ai abordé accroupi,
précaution récompensée par la présence de
l'animal, rocher gris au centre de la lumière dorée,
tête haute, les défenses appuyées sur le sol.
Nous n'étions que deux, lui et moi. Après avoir repris
mon calme, j'avancerais à croupetons pour l'achever à
bout portant. En dépit de l'émotion, à cause
d'elle, ce tête-à-tête revêtait une valeur
sacrée. N'était-ce pas le bout de la quête,
l'aboutissement de tant de traques vaines, la réponse à mes
délires ? N'était-ce pas l'animal mythique qu'on
rencontre à l'heure de sa mort ? Évidemment, cette
métaphysique n'avait pas sa place à cet instant ! Les
Africains m'ont rejoint en glissements furtifs ; faute de comprendre
ce qui se tramait, ils respectaient la pause avant la reprise de
l'action. Mais un monde oublié m'est tombé sur la
tête dans un fracas de branches, de foulées lourdes, de
souffle rauque : mon chasseur, habité d'une sainte rage, sa
carabine oscillant au rythme de ses poumons, éructait avec la
discrétion d'une machine à vapeur : "Daniel, il est
là? devant vous, là, ne le voyez-vous pas ? " Une,
deux, trois déflagrations compulsives
m'éclatèrent la tête, je vacillai. Novice dans de
telles circonstances de chasse, notre homme avait malheureusement
jeté ses coups de fusil au hasard et l'éléphant
s'enfonçait en trombe dans le sous-bois d'en face ;
était-il touché ? Le mécanicien commenta
"raté complet !". Sur la piste de l'éléphant
blessé Je donne les consignes à mon petit monde.
Yéké Yéké, on piste doucement, chacun
observe avec soin : doli s'est arrêté parce qu'il est
handicapé, alors méfiance. Mon attention
méticuleuse est tout de suite prise en défaut ; notre
éléphant retient son sang et ses
congénères en balade dans le périmètre
entrecroisent les traces fraîches ; nous en empaumons une par
erreur, qui traverse le Chinko - ce que ne ferait pas le
blessé. Je reviens sur mes pas. Désormais, on avance au
ralenti dans les taillis, truffe au sol, à l'affût d'un
indice ; le vieux reste malin en dépit d'une blessure qui doit
être sérieuse puisqu'il ne fuit pas en ligne droite mais
à force détours. Aussi je m'attends à ce que,
planqué dans un massif, immobile, indécelable, il
arrive à l'improviste en foulées silencieuses,
peut-être définitives, comme cela s'est produit pour
Édouard Tiran dans un contexte similaire. Par endroits, les
fourrés bougent, des coups de trompette trahissent
l'effervescence d'un troupeau auquel le blessé s'est
mêlé pour donner un change parfaitement réussi
car, au temps perdu pour éviter des femelles
énervées, s'ajoute celui de démêler les
traces. Je me perds en conjectures sur la nature de la blessure de
l'animal qui, au lieu de crottins moulés, lâche des
flaques d'excréments nettes de laissées sanguinolentes
qui signifieraient une balle de ventre ; d'ailleurs, avec ce genre de
blessure, il aurait déjà délaissé les
couverts pour un secteur plus ouvert. Je repasse le film des tirs ;
aucune balle n'offre de certitude à l'exception de la
première, et mon coup à l'épaulé est sans
garantie. Mais trêve de spéculations : se reprendre, ne
pas se laisser surprendre, ne pas épiloguer, ressasser,
imaginer ; la réalité du moment c'est la marque des
ongles qui, dans l'humus, attestent du poids des ivoires. La gageure
est de rester concentré, de s'en tenir à ce qu'on a
sous les yeux, à ce que l'oreille trie dans les
frôlements du silence - l'agitation des singes, le
caquètement des pintades, le déboulé d'un
céphalophe à dos jaune, le cliquètement d'un
porc-épic. Dans la touffeur, le temps ne compte plus ;
à cran, je passe de l'appréhension au v?u :
qu'enfin la charge se déclenche, qu'on en termine. Quand
l'obscurité remplace l'ombre, que l'?il ne
différencie plus une empreinte de l'autre, la tension nerveuse
accumulée au cours des heures se relâche, les muscles
cèdent au découragement de l'esprit, l'amertume de
l'échec remplace l'espoir du succès. On se rince
à un ru clair sur un fond de gravier, sans échanger un
mot, l'air grave. On remplit les gourdes pour préparer un
thé à l'orée d'une savane que l'on
s'étonne de voir aussi lumineuse, aussi indifférente.
Nous buvons avec lenteur, à courtes aspirations, à la
manière des gens du désert ; les chemises ne font qu'un
avec les peaux détrempées de sueur et
d'humidité, on pue avec bonne conscience. À l'estime,
en calculant les divagations, le camp est à quatre heures de
marche ; on l'atteindra à la nuit noire. L'air "abattu" de mon
client, assis à l'écart comme un
pestiféré, présage d'autres
désagréments? Rien n'est jamais acquis ! Le lendemain nous reprenons la chasse. Avec une balle dans les
alvéoles spongieuses des sinus, l'éléphant peut
déjà être au Zaïre et guérir, avec
une balle de corps il doit être mort. À intervalles
réguliers, un guetteur escalade un arbre, à
l'affût de la spirale aérienne des vautours à la
curée. Deux jours durant, de l'aube au crépuscule, nous
ânonnons les signes susceptibles de nous diriger vers
l'improbable objectif ; nous dormons sur place, harcelés de
moustiques, et d'éléphants agacés par nos
passages en boucle. Au crépuscule, une antilope de rencontre
est mise en brochettes - désormais, le bruit et la
fumée n'ont plus d'importance. Le soir du troisième
jour, une pluie diluvienne pose sur la brousse le point final d'une
partie que je savais perdue. Il ne reste que le souvenir
indélébile d'un éléphant aux
défenses fantastiques, debout à dix mètres?
et une tonne de remords. Le poids des défenses - quelque chose
que je n'avais jamais vu - a perdu toute sa valeur?n Daniel Henriot C'est à lire Au bout des pistes, le
Chinko Daniel Henriot - Édition
Montbel |